Olivier OGER (EDHEC) et Philippe HEUDRON (APHEC) : « Les étudiants de prépas ne sont pas formatés »

Effectifs, contenus de formation, diversification des recrutements, ouverture sociale : Philippe HEUDRON, président de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales), et Olivier OGER, directeur général du groupe EDHEC, détaillent, lors d’un entretien accordé ensemble à AEF, l’actualité des classes préparatoires économiques et commerciales [[L’APHEC tenait son Assemblée Générale les 20 et 21 mai 2011 sur le campus de l’EDHEC à Croix (Nord), réunissant près de 350 participants, soit plus d’un quart de ses adhérents. En ouverture, l’APHEC a organisé une conférence sur la politique de recherche en présence de Patrick HETZEL (D.G.E.S.I.P.) et de Claude THÉLOT, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes.]]

Ils commentent la proposition d’Eva JOLY, possible candidate Europe Écologie Les Verts à l’élection présidentielle, de supprimer les grandes écoles et les CPGE (AEF n°149666).

Au cours de cet entretien, Olivier OGER révèle aussi que l’EDHEC a versé cette année, « en toute discrétion », des bourses à des élèves modestes de classes préparatoires pour leur permettre de payer l’internat.

AEF : Les effectifs des « prépas » économiques et commerciales (EC) semblent atteindre un palier cette année. Comment analysez-vous la situation ?


Philippe HEUDRON : Les effectifs des CPGE économiques et commerciales ont diminué cette année de 1 %. Nous sommes dans l’épaisseur du trait puisque l’évolution se joue sur 500 élèves environ. De plus, cette stagnation intervient après une augmentation de près de 25 % des effectifs sur les six dernières années. Peut-être faut-il y voir un effet de la démographie et une conséquence de la crise, certains hésitant à s’engager dans des études longues. Si nous avons atteint un palier, ce que confirmeront ou non les prochaines années, le ratio entre les préparationnaires et les places aux concours est bon : il y a 7 500 places aux concours environ pour 8 500 candidats issus de prépas HEC et 1 000 khâgneux [issus des prépas littéraires]. Par ailleurs, selon une récente étude ministérielle, les prépas EC sont les filières de formation du supérieur qui enregistrent le meilleur passage entre la première et la deuxième année, avec un taux de passage de 85 %.


AEF : Olivier OGER, combien le programme « grande école » de l’EDHEC recrute-t-il de prépas EC ? Allez-vous consacrer une part plus importante aux élèves issus de khâgne en devenant partenaire au sein de la BCE (banque commune d’épreuves) de la banque d’épreuves littéraires (AEF n°136891 et n°146821) ?


Olivier OGER : Nous recrutons en première année 450 prépas commerciales et 150 prépas scientifiques, et en deuxième année 120 diplômés qui ont un bac+4. Concernant les littéraires, nous n’avons pas changé notre concours pour le moment. Nous sommes tous d’accord au sein de la BCE pour recruter des littéraires en plus grand nombre, mais nous souhaitons le faire de manière concertée.


Philippe HEUDRON : Que davantage de littéraires puissent intégrer les écoles de commerce est une bonne nouvelle pour les prépas littéraires qui ont besoin d’être confortées. Mais cela ne doit pas se faire au détriment des prépas « canal historique », et notamment des plus fragiles, c’est-à-dire des prépas technologiques.

Olivier OGER : Notre politique consistera à élargir notre recrutement vers les voies technologiques et littéraires, mais en augmentant le nombre de places, de façon régulée et intelligente. Raisonnablement, cela devrait se mettre en place dans les deux prochaines années.


AEF : La formation dispensée dans les CPGE est-elle adaptée à ce qu’attendent les écoles de commerce ? Certains reprochent aux prépas un manque d’ouverture sur le monde et une tendance à « formater » leurs élèves…

Olivier OGER : La classe prépa donne un bagage de formation de base solide et développe des capacités importantes de travail, de synthèse, d’exécution. Elle est donc bien adaptée à ce que nous attendons. Ceci étant, le passage de la classe prépa, où les cours sont très concentrés et les élèves très motivés pour préparer les concours, aux exigences d’une école de commerce, qui sont davantage tournées vers des disciplines professionnelles, n’est pas toujours évident.


Philippe HEUDRON : Ces critiques sur le bachotage, le formatage, le radotage, l’empilage qui feraient tellement de ravages en prépa m’amusent. La prépa n’est pas une machine à briser les personnalités et nos élèves sont très différents les uns des autres. Nous avons mené il y a quelques années une étude auprès de 2 000 élèves qui montre qu’ils sont très satisfaits des contenus d’enseignement et qu’ils estiment acquérir au cours de leur passage en prépa de nombreuses compétences, aussi bien transversales que disciplinaires. Ils ne sont pas « gavés » : ils apprennent à se servir de façon intelligente de ce qui leur est enseigné. Former, ce n’est pas formater ! L’apprentissage de la prépa porte aussi sur la gestion du temps, l’organisation du travail, la capacité à résister au stress et le vivre ensemble…


Olivier OGER : Ces étudiants ne sont pas formatés. Beaucoup de classes prépas ont d’ailleurs des projets pédagogiques impressionnants où les valeurs humaines sont cultivées, où la vie de groupe est valorisée, particulièrement lorsqu’elles sont associées à un internat. La formation de la personne est prise en compte en même temps que la préparation aux concours. Par ailleurs, si ce système est considéré comme la voie royale, il faut avoir conscience que certains élèves peuvent « devenir rois » par d’autres voies. Tous les jeunes de 18 ans ne sont pas mûrs pour vivre l’expérience de la prépa et certains d’entre eux, comme nos étudiants de l’Espeme [école post-bac du groupe EDHEC], préfèrent s’orienter vers des parcours plus courts et entrer ainsi plus rapidement dans la vie professionnelle.


AEF : Les CPGE doivent-elles évoluer, en se rapprochant notamment des universités ?

Olivier OGER : Le système des prépas, souvent décrit comme exotique, est plutôt envié ailleurs dans le monde. Il n’est d’ailleurs pas très éloigné des « colleges » généralistes aux États-Unis ou en Angleterre…


Philippe HEUDRON : Les formations dans ces « colleges » anglo-saxons sont d’ailleurs très proches, dans leur contenu, des prépas EC. La réflexion de l’APHEC va justement porter dans les prochains mois, sur la manière dont sont recrutées les élites ailleurs dans le monde, pour sortir du débat franco-français, ignorant du reste du monde. Lors de notre colloque à Lille, nous avons d’ailleurs reçu des enseignants algériens qui cherchent à mettre en place un système équivalent dans leur pays pour alimenter les grandes écoles qu’ils sont en train de créer. Concernant le rapprochement avec les universités, il faut établir clairement la différence entre deux modèles. D’une part, des classes prépas se développent dans les lycées en partenariat avec les universités, en respectant les dispositions du décret 94-1015 du 23 novembre 1994 : une partie des enseignements est alors assurée par l’université, qui ouvre aussi ses laboratoires de recherche ou ses bibliothèques… D’autre part, des universités mettent en place des cycles universitaires en partenariat avec des lycées, pour lutter contre l’échec en première année : pour qualifier ces initiatives, il faudrait trouver un autre nom que celui de « classe prépa » afin d’éviter les confusions. Laissons ces expériences se dérouler avant de les évaluer.


Olivier OGER : Contrairement aux classes prépas, l’université n’a pas démontré une bonne capacité d’accompagnement de ses étudiants. Elle laisse malheureusement des espoirs à des étudiants dont tout le monde sait dès le départ qu’ils ne peuvent pas réussir. Certes, elle affiche de bons taux d’insertion, mais il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de déperdition entre la première et la deuxième année. Nos écoles ne perdent pas autant d’étudiants. L’EDHEC perd sur son programme « grande école » 3 % de ses étudiants entre le début et la fin du parcours, tandis que l’Espeme en perd environ 10 %.


AEF : Les CPGE ont-elles intégré 30 % de boursiers comme le souhaitait le gouvernement ? Où en est ce chantier de l’ouverture sociale ?


Philippe HEUDRON : Si la majorité des établissements parvient au seuil de 30 % de boursiers, la situation n’est peut-être pas exactement la même entre les filières littéraires, scientifiques et économiques des classes préparatoires. À l’intérieur même de la filière ES, il y a sans doute plus d’élèves de milieux modestes dans la voie technologique que dans la voie scientifique. Mais il est très difficile de faire évoluer en quelques années des tendances sociologiques lourdes. Certains élèves ne se portent sans doute pas candidats dans les lycées les plus prestigieux par un effet d’autocensure. Une enquête des inspections générales a montré que la CPGE parvient à resserrer les écarts de notes moyens entre les boursiers et les non-boursiers d’une cohorte. Autrement dit, un système exigeant n’est pas socialement discriminant. Les boursiers que nous accueillons et formons ont autant de chance que les non-boursiers d’entrer dans les grandes écoles.


Olivier OGER : L’EDHEC compte actuellement entre 16 et 17 % de boursiers. Nous n’avons donc pas encore senti les effets de l’ouverture sociale des CPGE. Mais l’EDHEC a versé cette année des bourses à des élèves modestes de classes prépas pour leur permettre de payer l’internat, sans les contraindre à présenter notre concours. Nous avons ainsi accordé, en toute discrétion, une quarantaine de bourses de 2 000 euros en Nord-Pas-de-Calais et en Île-de-France, sur la foi de dossiers présentés par les lycées. Au départ, nous voulions agir dans les prépas technologiques, mais il est apparu que ces étudiants étaient déjà aidés grâce aux subventions versées notamment par le conseil régional. Aussi intervenons-nous dans les voies économique et scientifique. Si l’un de ces élèves entre à l’EDHEC dans deux ans, l’association des anciens prendra le relais en finançant ses études. Le but est de donner un signal aux prépas sur l’ouverture sociale sans entrer dans un système de quota au concours, dont nous ne voulons pas.


AEF : Une candidate potentielle à l’élection présidentielle, Eva JOLY, demande la suppression des grandes écoles, qu’elle accuse de former des élites détachées du monde réel (AEF n°149666). Qu’en pensez-vous ?


Philippe HEUDRON : Pourquoi vouloir supprimer un modèle qui démontre sa pertinence pour former des élites ? Par quoi le remplacer ? De la même manière qu’on forme des champions dans le domaine sportif, il faut avoir des lieux pour former des cadres pour notre pays, dans le respect d’une nécessaire diversité. Le fait que les inégalités explosent en France est un autre sujet : c’est un problème économique et social, pas un problème de formation.


Olivier OGER : Oui, que fait-on après ? Attaquer les prépas ou les grandes écoles risque de les radicaliser et de les pousser vers le conservatisme. Mieux vaudrait les « challenger ».